Yeu : Un poème de Bernard Bretonnière

   



(
pour mes enfants Hélène et Clément )

 yeu

Yeu où Gaston Planet peignait tandis que Paul Louis Rossi écrivait

Yeu où un pêcheur privé d’amour peignit une nuit son bateau en noir
Yeu où Paul-Émile Pajot et d’autres peignirent
Yeu où Jean-Olivier Héron vit, travaille, écrit, peint, édite et commerce toute l’année
Yeu où Claude Bugeon vit, écrit, peint et édite toute l’année
Yeu où, à côté de chez Claude Bugeon, Geneviève Dormann possède une maison de vacances
Yeu où, dans le même village, Sophie Marceau possèderait une maison de vacances
Yeu où, du côté de Cadouère, Amin Maalouf écrit dans sa maison de vacances
Yeu où Driss Chraïbi vécut et écrivit plusieurs années
Yeu où Hergé croqua le vieux château pour L’Île noire
Yeu où, enfant, je fus le fier parrain du dernier bateau de Charles Bretet, le Capitaine Haddock, tandis que Marie-Laure Braive, aujourd’hui peintre, en était la marraine
Yeu où le peintre Pierre Perron concocta sa formule « une île créée par Dieu pour le plaisir des yeux »
Yeu où quelques Parisiens farauds roulent en BMW et offrent des apéritifs dînatoires dans leurs riches maisons
Yeu où les pêcheurs préfèrent l’araignée au crabe
Yeu où mon père médecin recevait des homards en remerciement de consultations gratuites
Yeu où mon père chassait la tourterelle dans les années 50
Yeu où l’on dénombre 760 espèces de poissons et 177 espèces d’oiseaux
Yeu où ne vivent ni geais ni vipères
Yeu où les vives venimeuses mettent nos pieds en danger
Yeu où les pastis sont servis deux fois plus généreux que sur le continent
Yeu où quelques individus suspectés d’activités terroristes furent assignés à résidence
Yeu où le maréchal Pétain fut incarcéré et mourut et fut enterré et fut déterré
Yeu où moururent mes amis Denise et Maxime
Yeu où vit mon ami Paulo, fin cuisinier, fieffé pêcheur et malin jardinier
Yeu où Denise et Paulo nous prêtèrent leur maison
Yeu où Linette et Serge nous prêtèrent leur maison
Yeu où Isabelle et Jean nous prêtèrent leur maison
Yeu où Monique nous loua sa maison
Yeu où mon ami Pierre Perron écrivit mon surnom Nardo avec des galets sur la terrasse de La Petiote
Yeu où je cueillais des fraises sauvages dans le chemin du Clos-des-Pêcheurs
Yeu où sont des islais plutôt que des îliens
Yeu où sont des trous d’enfer
Yeu où sont des pierres à cupules
Yeu où l’on joue, avec force mimiques et tricheries, à la vache par levées, les quarante-huit cartes figurant quatre enseignes : épées, bâtons, deniers et coupes
Yeu où j’entendis pour la première fois The Perfumed Garden de Sorabji
Yeu où je lus Ulysse, Du côté de chez Swann, Canzoniere, L’Invitation, Trois contes, Le Perroquet de Flaubert et cent autres livres
Yeu où je lus à haute voix à mes enfants Moby Dick, Les Contes du chat perché, Alice au pays des merveilles, À travers le miroir et plusieurs livres de Roald Dahl
Yeu où je vis Philippe de Villiers, moi rigolant, lui pas, lire Le Figaro à bord du Marquis des flots
Yeu où je fus près de cent fois
Yeu où je fis des centaines de kilomètres à bicyclette
Yeu où je pris le bateau, l’avion et l’hélicoptère
Yeu où ma femme vivait ses rémissions
Yeu où j’écrivis Un grand morceau de ciel et quelques poèmes
Yeu où mes enfants Hélène et Clément furent et sont tellement heureux
Yeu où plusieurs de mes cousins ont de belles maisons et moi pas
Yeu où je préparai pour mes cousins un blanc de Saint-Pierre à la crème de petits légumes de Roger Vergé
Yeu où ma jeune cousine Marion me transmit une inoubliable recette de tartare de germon
Yeu où j’aime cuisiner des patagos à la crème avec un trait de pastis
Yeu où pousse l’herbe de la détourne
Yeu où poussent encore les ajoncs, les prunelliers, les saules, les fenouils sauvages, les tamaris, les giroflées des sables, les épilobes, les lys maritimes, les spiranthes contournés, les cuprecus, etc.
Yeu où l’on amarre les lacets de ses chaussures
Yeu où l’on pêche les champignons et les escargots dits lumas
Yeu où la traditionnelle tarte aux pruneaux est appelée tarte de la fécondité, tarte de noces et tarte de la mariée
Yeu où l’on se régale de mérisses
Yeu où l’on se plaît à donner des surnoms aux habitants, tels La Grosse Hélice, Tenaille, Ratata, Cramousi, Tante Nini, Zulu, Crapote, Géo, Besace, Pompon, Canard, Tambour, etc.
Yeu où l’on appelle béguette une petite pelle spécialement destinée au ramassage des bouses de vaches
Yeu où l’on dit alizé pour raté, alousia pour petit poisson, loubine pour bar, barbarin pour rouget barbet, agueye pour orphie, fradets ou fadets ou fras pour farfadets, bridniou pour bigorneau, ala ou poupoune pour asphodèle, chirons pour broussailles, écréter pour enseigner, pourtite pour pauvre petite, carrée pour marelle, boursée pour petit trésor, moque pour pot de verre d’un demi-litre, midrouille pour mauvais plat cuisiné, poser un casier pour faire le premier pas en vue de courtiser une femme, faire sa face de bois d’orbout pour faire le renfrogné, et appareiller pour mourir.

Bernard Bretonnière, décembre 2006 – janvier 2007